Histoire Catherine de Médicis et sa passion des portraits La Dispersion de la collection de Catherine de Médicis
 
Pour citer cet article : Alexandra Zvereva, « L'Histoire de la collection de portraits au crayon de Catherine de Médicis », extr. de A. Zvereva, Les Clouet de Catherine de Médicis. Chefs-d'œuvre graphiques du musée Condé, cat. exp. Chantilly, 2002, Paris, Somogy éditions d'art, 2002, p. 12-18. Article mis en ligne le 12 novembre 2008 (http://www.portrait-renaissance.fr/histoire/publication_202.html).
es dessins de la collection de la reine Catherine de Médicis eurent après la mort de leur propriétaire une histoire digne d’un véritable roman. Dans un premier temps en Italie, ils sont ensuite dispersés à travers toute l’Europe. Un grand nombre d’entre eux se retrouvent alors en Angleterre, à Castle Howard, domaine des comtes de Carlisle dans le Yorkshire, et ce n’est qu’en 1889 qu’ils reviennent en leur pays natal, achetés par Henri d’Orléans duc d’Aumale (1822-1897), cinquième fils de Louis-Philippe.

« Trois cent rosières »
   Promis à une carrière militaire et politique, le duc d’Aumale est contraint, avec la chute de la monarchie de Juillet en 1848, à un exil de vingt-deux ans en Angleterre. Le prince consacre alors son temps à l’étude de l’histoire de la famille royale de France, retraçant la vie des princes de Condé qui lui ont légué le domaine de Chantilly. C’est tout naturellement que les premiers achats de dessins du duc d’Aumale furent les portraits historiques, entre autres six crayons du XVIe siècle de la collection d’Edward Utterson qu’il acquit en 1857. Les portraits de Madame de Duras, du cardinal Philibert de la Bourdaisière, de Madame d’Alluye, de Charles de Lorraine, de François d’Alençon et de François de Carnavalet[1] ont été suivis par d’autres (mais de moindre qualité), avant d’être rejoints par un magnifique portrait de Marguerite de Valois[2] de la collection du conservateur du Louvre Frédéric Reiset, achetée par le duc d’Aumale en 1861.
   A son retour en France en 1870, et après l’installation à Chantilly, la collection d’œuvres d’art du prince, désormais immense, a été complétée, en mai 1876, par une des plus fabuleuses collections de portraits : celle du duc de Sutherland. Elle fut formée par Alexandre Lenoir, créateur du musée des Monuments français sous la Révolution[3].    Parmi les 148 dessins de cette collection, on trouve vingt-sept crayons, dont un recueil de dix-sept copies et un portrait de Paul sire d'Andouins[4], très proche par son style des dessins d’Utterson. Enfin, en 1885 le duc achète à la vente Cheney un portrait d’Elisabeth d’Espagne, fille de Henri II
[5].
   La petite collection de « Clouet », quarante pièces environ, fut exposée dans la galerie de Psyché. Par le testament du duc d’Aumale de 1884 et les modifications apportées en 1886, à cause du nouvel exil de la famille d’Orléans, elle devint, avec les autres dessins, la propriété de l’Institut de France. Mais à son retour en France en 1889, même n’étant plus que l’usufruitier de ses propres biens, le prince continua de réaliser des acquisitions dont la plus importante fut celle de la collection Carlisle.
   Ignorée en France, la collection des crayons des comtes de Carlisle conservée au Castle Howard était pourtant connue d’Alexandre Lenoir, qui possédait une trentaine de gravures réalisées d’après ces dessins : « Il y a tout lieu de croire que Janet jouissait d’une grande facilité pour exécuter ces dessins, car j’en connais plusieurs collections nombreuses. Lord Carhile [sic] en a formé une suite de cent cinquante dans un voyage qu’il fut en Flandres, et il m’en a envoyé les gravures d’Angleterre, qui imitent parfaitement la manière de l’original[6] ». Le bibliophile anglais Thomas Frognall Dibdin et l’allemand Gustav Waagen (directeur de la Galerie Royale de peinture de Berlin) examinèrent les dessins dans les années 1830 et en firent l’éloge[7]. En 1855, le comte de Laborde fut lui aussi reçu à Castle Howard ; il donne dans son livre de 1850 une liste de quatre-vingt-six dessins encadrés dans « un vaste cabinet, dont les trois murs sont couverts par leurs cadres », mais ne fait aucune mention des deux cent vingt-cinq autres, rangés alors en vrac dans des cartons[8]. Il les trouva par ailleurs monotones et dépourvus d’intérêt, sinon iconographique. Enfin, Ronald Gower, deuxième fils du duc de Sutherland, parent des Howard, amateur de gravures et lithographe, qui reproduisit en 1874 les 136 portraits de la collection Lenoir, publia un an après trois cents lithographies exécutées de sa main d’après les portraits des Carlisle[9].
   Il ne semble pas que jusqu’à leur achat, le duc d’Aumale ait vu les dessins de la collection de Castle Howard. Il connaissait pourtant les lithographies de Gower (il possédait deux exemplaires de son livre), et ces reproductions, même maladroites, des portraits du connétable de Montmorency, des Condé, de François Ier, de Henri II et d’autres personnages illustres du XVIe siècle, l’inciteraient sans doute à faire revenir ces dessins en France s’il en avait la possibilité. C’est au début de l’automne 1889 qu’il apprend que George James Howard, neuvième comte de Carlisle (1843-1911), est disposé à vendre sa collection de portraits dessinés.
   Pendant les mois de septembre et octobre 1889, le prince se rendit à plusieurs reprises à la Bibliothèque Nationale, où il eut des entretiens avec Georges Duplessis, conservateur du Cabinet des Estampes, et avec Henri Bouchot, auteur du catalogue de la collection de crayons du cabinet[10]. C’est ce dernier qui fut chargé des négociations ; il partit pour l’Angleterre, et fut aussitôt conquis par la beauté des dessins. Son enthousiasme décida le duc d’Aumale à en faire l’acquisition, malgré le prix de 190 000 francs, jugé prohibitif pour l’époque[11]. Finalement, l’acquisition fut effectuée dans la première quinzaine de décembre et Bouchot fut chargé de ramener les dessins de Londres. Le 27 décembre, le duc d’Aumale reçoit à Chantilly Léon Bonnat, Henri Bouchot et plusieurs amateurs d’art ; l’enthousiasme est général, et le duc ne cache pas sa très vive satisfaction.
   « Du prix demandé pour ces dessins aux crayons de couleurs, écrivit Bouchot dans la Revue de l’art ancien et moderne du 1er avril 1898, on eût couronné trois cents rosières ». Restaurés, montés sur du bristol à cuvette, les crayons sont rangés dans vingt boîtes de cuir rouge, sauf quelques-uns, encadrés dans les galeries de Psyché et du Logis.
   En 1893, à la demande du duc d’Aumale, Bouchot rédige le premier catalogue des dessins de Chantilly, resté malheureusement manuscrit. Il remarque alors que des dessins entrés au musée avant l’achat de la collection Carlisle sont de style similaire et portent les inscriptions de même écriture. Il en conclut que tous ces crayons proviennent des albums constitués par les artistes eux-mêmes, qui « servaient de modèles aux effigies peintes dont les amateurs d’alors leur faisaient la commande[12].


Etienne Moreau-Nélaton et Catherine de Médicis
   Le travail inachevé de Bouchot, mort en 1906, est repris en 1908 par Etienne Moreau-Nélaton qui, utilisant les notices de Bouchot, publie un catalogue des crayons de Chantilly accompagné de quatre volumes de reproductions photographiques. Il est suivi par un autre, plus complet, sorti en 1910 dans une série de catalogues du musée Condé publiés par l’Institut de France. En comparant les inscriptions figurant en haut des crayons avec des lettres autographes de Catherine de Médicis, Moreau-Nélaton remarque que la grande écriture inclinée, que Bouchot croyait être celle d’un artiste « peu instruit », appartient en fait à la reine. Il distingue quatre, peut-être cinq écritures différentes, qu’il suppose appartenir aux secrétaires ou aux filles d’honneur de Catherine, mais il ne peut les identifier. Moreau-Nélaton conclut : « On peut avancer avec beaucoup de vraisemblance que les dessins acquis par M. le duc d’Aumale de lord Carlisle, ont été entre les mains de Catherine de Médicis ; que les légendes de ces portraits sont passées sous ses yeux, si elles n’ont pas été dictées par elle ; en un mot, que la collection des crayons du musée Condé, c’est la collection de cette reine[13]. » Moreau-Nélaton fut également le premier à rapprocher les dessins de Chantilly de ceux de la collection Salting, léguée depuis au British Museum, et de ceux des Offices, mais il ne put établir leur origine. Il présume que les dessins de Castle Howard et de Salting sont passés en Angleterre après la Révolution, mais ne peut en apporter la confirmation.
   Au même moment un autre chercheur se penche sur le sujet : Louis Dimier, professeur du Collège Stanislas. Adepte de la conception traditionnelle d’une histoire de l’art monographique, privilégiant l’approche biographique et l’établissement du catalogue des œuvres attribuées, il se préoccupe surtout d’authentifier les portraits effectivement réalisés par Jean, François Clouet ou d’autres artistes, et de dater leurs œuvres, en s’appuyant uniquement sur l’analyse stylistique. L’aboutissement de ce travail fut le livre intitulé Histoire de peinture de portrait en France au XVIe siècle, accompagné d’un catalogue regroupant plus de 1600 portraits peints, dessinés, en miniature et en cire, classés grâce à l’« œil aigu » de l’auteur en fonction des artistes connus ou présumés dont la plupart restent anonymes (comme le « troisième apprenti de Jean Clouet » ou bien encore l’« Anonyme 1550 »[14]). En introduction de son catalogue, Dimier écrit : « A la différence de la photographie, les crayons constituent une preuve d’art achevée qu’on a pu rechercher pour elle-même. Dans le grand nombre de ceux qui sont à Chantilly, il est à peine croyable que plusieurs n’aient pas fait l’objet de la commande de l’amateur[15]. » Mais il ne consacre qu’une seule page aux commanditaires et rejette toute idée de collections des portraits au XVIe siècle : « Ce sont les tableaux achetés à mesure, sans aucun dessein général, dans le seul but de fixer les visages familiers et de satisfaire le goût des arts. Seul le grand nombre de ces portraits leur confère l’aspect d’une série[16]. » Quant aux dessins ayant appartenu à Catherine de Médicis, Dimier se montre méfiant : il met en doute le fait que les noms lisibles en haut des dessins aient été écrits par Catherine ou dictés par elle à ses secrétaires. Il pense que ces feuilles ont appartenu à plusieurs amateurs inconnus, sans pour autant expliquer la présence parmi elles de commandes royales.
   Néanmoins, en 1923, au cours d’un séjour en Angleterre, Moreau-Nélaton eut en communication une lettre publiée dans
The Gentlemen’s Magazine de 1794. En effet, en 1792, sont publiés en quatorze exemplaires des gravures de Francesco Bartolozzi d’après les dessins de Holbein de Windsor Castle[17]. Parmi ces dessins, Bartolozzi reproduit huit portraits provenant de la collection du troisième comte de Bessborough achetés à Florence et attribués alors à Holbein. Ces gravures ont inspiré une lettre adressée à l’éditeur du Gentleman’s Magazine, datée du 1er mars 1794 et signée « Palaeophilus », dans laquelle l’auteur proposait de publier des dessins de Castle Howard, selon lui également de Holbein. Cette lettre provoque une réponse anonyme, puisque signée « A. B. », datée du 5 mai. Son auteur précise que les dessins de Castle Howard ne sont pas de Holbein mais de Janet et ont été achetés par le dernier comte de Carlisle (Henry Howard, quatrième comte de Carlisle) à Florence[18].
   Le 11 août 1925 Moreau-Nélaton reçoit une lettre de son ami Louis de Launay lui signalant un passage intéressant dans la traduction du livre du diplomate allemand Alfred von Reumont paru en 1866,
La jeunesse de Catherine de Médicis. Le traducteur Armand Baschet ajoute des commentaires au livre de Reumont et signale, dans une des notes, un inventaire d’objets reçus par Christine de Lorraine, grande duchesse de Toscane, par testament de Catherine de Médicis, sa grande-mère, en 1589. Il y trouve la mention suivante : « Una cassetta quadra dentro la quale vi sono 551 ritratti di diversi Principi e Principesse, signori et dame[19]. »
   Moreau-Nélaton suppose alors que les dessins de la collection sont restés dans les collections des Médicis jusqu’à extinction de la dynastie en 1737 et ont ensuite été dispersés[20]. Même Dimier accepta cette proposition, en émettant cependant l’idée de plusieurs collections qui, à son avis, ont successivement été rachetées par la reine à la fin des années 1580[21]. Il propose même le nom du connétable de Montmorency comme auteur d’une des suites.


« Una cassetta quadra »
   Armand Baschet a cependant commis une erreur, passée inaperçue aux yeux de Moreau-Nélaton : la cassette carrée n’est pas mentionnée dans l’Inventaire de 1589. Le document consulté par Baschet est en effet un recueil de traductions en italien de plusieurs documents français concernant les biens de Christine de Lorraine[22]. Parmi ces documents figure une liste d’objets envoyés à la princesse de Lorraine, le 30 septembre 1600, par un certain Bardin[23]. C’est dans cette liste que figure la fameuse cassette.
   Christine, fille du duc Charles II de Lorraine et de Claude de France, mariée à Ferdinand Ier de Médicis troisième grand-duc de Toscane au printemps 1589, fut légataire, suivant le testament de Catherine de Médicis du 5 janvier 1589, de tous les biens et titres en Italie et de « sa maison et palais qu’elle a en la ville de Paris, appartenances et dependances, avec la moitié de tous et chacuns ses meubles, cabinets, bagues et joyaux[24] ». L’autre moitié des meubles fut léguée au grand prieur de France, fils naturel de Charles IX et de Marie Touchet. Mais les héritiers ne purent pas entrer en possession de leur succession à cause des troubles de l’époque. La demeure de Catherine à Paris, l’hôtel de la Reine, situé rue des deux écus[25], est alors occupé par Catherine de Montpensier, sœur de Henri de Guise, qui s’y installe avec sa mère, Madame de Nemours. Le duc de Mayenne, qui n’a pas d’hôtel dans la capitale[26], les rejoint peu après, ordonne d’ouvrir les galetas et prend plusieurs meubles et objets (inutile de préciser que l’image de Henri III a disparu de tous les endroits où l’on a pu l’enlever sans dégrader les murs). Mais les dettes de la reine mère étaient si importantes que ses héritiers et créanciers exigèrent de la Chambre des Comptes un inventaire de l’hôtel, qui fut dressé du 15 juillet 1589 jusqu’au 25 août, avec une interruption du 1er au 14 août, due au départ des Mayenne pour Saint-Germain[27]. De plus, Marguerite de Navarre, qui reçut à son mariage les terres d’Agenais et de Quercy, renonçant ainsi à la succession maternelle, estima après la mort de Henri III que, seule survivante légitime des Valois, elle en était également la seule héritière. Dans cette situation difficile François Bardin, conseiller et secrétaire de Charles II duc de Lorraine, reçut le 26 février 1589 une procuration de Christine de Lorraine, alors à Florence, pour la représenter auprès de la Chambre des Comptes[28].
   A la demande de maître Nicolas Tannegui, procureur général de Marguerite de Navarre, les commissaires effectuèrent un interrogatoire de toutes les personnes habitant dans l’hôtel pour trouver un inventaire réalisé avant la mort de Catherine. Pierre Bernardon sieur de Bouville, concierge, confirme alors, qu’« il n’a aulcun inventaire des[dict]z meubles, et que lors du départ de ladicte feue dame de ceste ville, il remist entre ses mains celuy qu’il avoit qui n’estoit signé d’elle, et qu’elle luy promist de luy en renvoyer ung au net, ce qu’elle n’a faict[29] ».
   Les commissaires répertorient deux-cent-quatre-vingt-dix-sept portraits accrochés aux murs, enfermés dans les coffres, boîtes, armoires, galetas et même enchâssés dans les lambris. Il faut y rajouter vingt-six portraits sculptés (en stuc et en terre). Cependant, seulement quelques-uns de ces portraits peuvent être des crayons, qui sont alors épinglés au mur, encadrés ou mis sur un chevalet (« avec son chassis »). Même dans le cabinet de la reine mère, les commissaires ne trouvent pas de portraits dessinés, hormis un « livre couvert de velours noir du recueil de diverses histoires, figures et portraictz[30] ». Il s’agit probablement d’un recueil des portraits au crayon mais sûrement pas de la collection de la Reine.
   Or dans l’inventaire ne figure aucune mention de la collection de portraits dessinés. Mais tous les meubles ne furent pas inventoriés. Une partie fut transportée à Blois où la Reine se rendit le 30 juillet 1588. Mais il est peu probable qu’elle prit la collection avec elle, puisque Christine reçut les meubles de Catherine provenant de Blois en 1589. Une autre partie des meubles de l’hôtel parisien de la reine fut prise, à la demande de la grande-duchesse et « suivant l’arret de la chambre » du 2 mars 1589, par Mlle de Renoulière et Mme de Marigny, dames d’honneur de Catherine et amies de Christine de Lorraine[31]. Les deux coffres « de bahu » enlevés par la demoiselle de Renoulière sont retrouvés chez elle et scellés puis inventoriés par les commissaires Chassebras et Belin. Les coffres pris par Madame de Marigny sont retrouvés dans son hôtel dans « un galetas au-dessus de la chapelle », emmurés pour plus de sûreté « à l’occasion des troubles ». Mais elle a juste indiqué l’endroit, promettant de les ouvrir « quantes quil sera ordonné[32] ». Tous ces meubles avaient été livrés à Christine de Lorraine à la suite d’un arrêt de la Chambre des comptes. Enfin, les biens appartenant à la princesse provenant de sa chambre et des biens « que ladicte dame luy avoit donné de son vivant » ont été mis « en une chambre à part pour luy estre délivré ». Ceux-là non plus n’ont pas été inventoriés[33].
   Les dettes de Catherine de Médicis restant impayées, l’hôtel de la Reine fut vendu en 1601 et acheté par Catherine de Bourbon, duchesse de Bar, sœur de Henri IV. Quelque temps avant la vente, François Bardin envoya des objets précieux à Florence, à M. de Marainville, conseiller de la grande-duchesse. Parmi ces biens, cinq-cent-cinquante-et-un portraits au crayon dans une cassette carrée, grande boîte probablement utilisée par la reine-mère pour déplacer sa collection.


Ignazio Enrico Hugford
   Les portraits firent partie des biens personnels de Christine de Lorraine jusqu’à sa mort en 1637 et devinrent ensuite la propriété des grands ducs de Toscane. Les crayons furent probablement gardés, avec des portraits peints amenés par la princesse de France, dans la « Camera di Madama » du palais des Offices, nommée après la « stanza dei ritratti di Madma Serma Madre[34] ». Cependant, les crayons ne figurent pas dans les inventaires de 1634, 1638 ou 1704[35]. Oubliés au fond d’une des innombrables armoires, ils ne sont retrouvés qu’au début du XVIIIe siècle, au temps du dernier grand-duc, Jean-Gaston de Médicis, par Ignazio Enrico Hugford (il signait Hugsford, Hoxford ou Oxford), peintre, dessinateur et collectionneur anglais établi à Florence[36].
   Fils de Ignazio Hugford, « orologiaio » du grand-duc Côme II de Médicis, Ignazio Enrico est né en 1703 à Florence. Il apprend la peinture et le dessin à l’école d’Anton Domenico Gabbiani[37]. Devenu célèbre en tant que copiste et portraitiste, il est reçu membre de l’Academia del Disegno en 1729 et y expose, le 18 octobre 1729 (pour la Saint-Luc), des copies de Carlo Dolci, Gabbiani, Suttermans et Holbein, mais également des originaux de sa collection personnelle et de celles de ses frères aînés, Cosimo et Don Enrico (Ferdinand)[38].
   Le noyau de la collection de Hugford fut constitué des dessins qui lui échouèrent au partage de la succession de son père, mort en 1719. En 1726 s’y sont rajoutés les œuvres que Gabbiani lui avait léguées. Mais la plus grande partie des dessins du peintre anglais provenait des collections des grands ducs de Toscane, et parmi eux un grand nombre de portraits dessinés du XVIe siècle, très appréciés en Angleterre depuis la découverte, en 1727, dans les collections royales du palais de Kensington, des dessins de Holbein[39]. Hugford attribue sans hésitation les crayons retrouvés à Holbein et expose une « testina » à la Santissima Annunziata en octobre 1737[40].
   Hugford ne fut pas seulement collectionneur, mais également marchand d’art, et de nombreux amateurs d’art, anglais pour la plupart, achetèrent chez lui, Via de Bardi, des dessins, estampes et autres œuvres. Il se sépare ainsi de plusieurs de ses portraits du prétendu Holbein, dispersant la collection rassemblée par Catherine de Médicis.
   En mai 1738 il vend un dessin au lord-trésorier Francis Godolfin. Huit autres portraits sont achetés par le Comte de Bessborough et gravés en 1792 par l’élève de Hugford, Bartolozzi, parmi les dessins de Holbein de Windsor Castle (ce qui eut pour conséquence la lettre du Gentlemen’s Magazine). Un autre amateur anglais, John Bouverie[41], acquiert en 1740 un recueil de trente-deux portraits, composé par Hugford qui a placé en tête une feuille décorée de cartouches et d’ornements à la plume au lavis avec une légende : « Ritratti di Personaggi diversi originali di Gio. Holbeen di Basilea, Pittore de Henrico VIII, raccolti da Ignacio Hugford, pittore oriundo Inglese[42] ».
   A la mort d’Ignazio Enrico Hugford en 1778, ses héritiers sont obligés, pour rembourser les dettes du collectionneur, de vendre la collection, dont environ 3 100 dessins, à la Real Galleria degli Uffizi. Sur 551 crayons de la reine mère, il ne reste alors que neuf dessins encadrés et trente-six portraits dans un volume avec des dessins de Dürer et de Spranger[43]. Ces quarante-cinq dessins demeurent toujours à Florence, aux Offices[44]. Un autre portrait reste également à Florence : acheté par Francesco di Ruberto Marucelli, il est entré, en 1783, avec sa collection de dessins et d'estampes, à la Biblioteca Marucelliana[45].
   Les autres dessins sont aujourd’hui partagés entre différents musées : le dessin de Godolfin entra au British Museum[46], rejoint par le recueil de Bouverie, légué en 1910 par son dernier propriétaire George Salting[47], et par un portrait de Rohan dont la provenance reste incertaine[48] ; les huit portraits de Bessborough sont actuellement répartis entre la Harvard College Library, le Fogg Museum of Art et le Museum of Fine Arts de Boston[49] ; six dessins acquis en 1776 par Albert-Casimir de Saxe-Teschen entrèrent dans les collections de l’Albertina de Vienne[50]. Le Cabinet des Estampes de la Bibliothèque nationale de France possède huit portraits répartis dans les boîtes Na 22 de la Réserve[51] : trois proviennent du recueil Lécurieux[52], deux autres (dont le portrait de la reine elle-même) ont été détachés du recueil Sainte-Geneviève[53], et les trois derniers proviennent de la collection de Jules Niel. Un portrait entre au Fogg Museum en 1918, donné par Paul J. Sachs[54], deux sont à l’Ermitage[55], quatre à Berlin[56], trois au Musée Boijmans van Beuningen[57], un au Louvre[58], un au musée Bonnat à Bayonne[59], deux au Metropolitan Museum[60]. Il faut enfin rajouter plusieurs feuilles qui se trouvent actuellement en mains privées[61].
   Mais c’est au Musée Condé de Chantilly que se trouve la plus grande partie des crayons de Catherine de Médicis – la collection Carlisle. Lord Henry Howard, quatrième comte de Carlisle (1694-1758) achète chez Hugford, entre 1738 et 1758, cent-soixante-et-un portraits[62]. Cent-cinquante-et-un autres sont acquis, probablement en même temps, par un amateur inconnu et sont ensuite rachetés, avant 1810, par le fils de Henry Howard de son second mariage avec Isabelle Byron, Frederick, cinquième comte de Carlisle (1748-1825)[63]. Trois cent onze portraits reviennent en France en 1889, achetés par le duc d’Aumale (un portrait d’Anne de Montmorency jeune a disparu avant l’achat[64]). Compte tenu de ses achats antérieurs (les six dessins d’Utterson, le portrait de Paul d’Andouins de la collection Lenoir et celui d’Elisabeth acquis à la vente Cheney), le nombre de portraits du Musée Condé provenant de la collection de la reine mère atteint 319. S’y sont depuis ajoutés deux crayons légués par Moreau-Nélaton[65].
   Malheureusement, bien que d’autres feuilles puissent encore être retrouvées dans les ventes et collections particulières, on peut affirmer que, sur 551 crayons de la collection de Catherine, plus d’une centaine ont disparu : on ne trouve en effet pas de portraits de Charlotte de France, d’Artus de Cossé, de François III de La Rochefoucauld, de Jean III d’Annebault, pour lesquels on ne possède seulement que de médiocres copies.

NOTES

[1] Nommée alors Isabelle de la Paix.
[2] Cat. 13.
[3] Chantilly NA 37/6. Cat. 53.
[4] Inv. MN 250.
[5
Cat. 53.
[6
A. Lenoir, Histoire des Arts en France, prouvée par les monuments, suivie d’une description chronologique des statues..., bas-reliefs et tombeaux,... réunis au Musée Impérial des monuments français, Paris, 1810, p. 99.
[7
T. F. Dibdin, A Bibliographical, Antiquarian and Picturesque Tour in the Northern Countries of England and in Scotland, London, J. Bohn, 1838 ; G. F. Waagen, Kunstwerke und Künstler in England und Paris, 3 vol., Berlin, 1838.
[8
L.-E. de Laborde, La Renaissance des arts à la cour de France. Etudes sur le XVIe siècle, 2 vol., Paris, Potier, 1850, II, p. 645.
[9] R. C. Gower Sutherland Levenson,
Tree hundred French portraits, representing personages of the courts of Francis I, Henry II and Francis II, by Clouet, 2 vol., Londres, S. Low, 1875.
[10] H. Bouchot, Portraits aux crayons des XVIe et XVIIe siècles conservés à la Bibliothèque Nationale (1525-1646), Paris, H. Oudin et Cie, libraires éd., 1884.
[11] Le 1er juillet 1889 le duc d’Aumale acquiert à la galerie Charles Sedelmayer (vente Secrétan), pour le même prix (!) , un tableau de Meissonier, Cuirassiers de 1805 avant la charge, daté de 1878.
[12
Bouchot, catalogue manuscrit, cahier I, f° 2.
[13
E. Moreau-Nélaton, Chantilly. Crayons français du XVIe siècle. Catalogue, Paris, E. Lévy, 1910, p. 10.
[14] L. Dimier,
Histoire de la peinture de portrait en France au XVIe siècle, Paris, 1925-1926.
[15] Dimier, 1924, I, p. 20.
[16] Ibid., p. 89.
[17
Imitations of Original Drawings by Hans Holbein, in the Collection of His Majesty, for the Portraits of Illustrious Persons of the Court of Henry VIII. With Biographical Tracts, published by John Chamberlaine, London, W. Bulmer & co., 1792.
[18
The Gentlemen’s Magazine, May 1794, p. 407.
[19
A. von Reumont, Jeunesse de Catherine de Médicis (trad. Armand Baschet), Paris, Plon, 1866, p. 345.
[20
E. Moreau-Nélaton, Catherine de Médicis et les Clouet de Chantilly, Paris, Institut de France, typ. de Firmin-Diderot et Cie, 1926.
[21] L. Dimier, « Les écritures des crayons de Chantilly », in
Mélanges en hommage à la mémoire de Fr. Martroye, Paris, C. Klincksieck, 1941, pp. 365-371.
[22] Florence, Archivio di Stato, Guardaroba Medicea, 152.
[23
Inventario de Vasi et altre cose conseg.te dalSig.r Bardin Cons.ro di stato di S.A. et Mro de Richiestre di sua Corte alSig.r di Marainville parim.te Cons.ro et Sec.rio di Stato della Med.ma Altezza per mand.li a Mad.ma Ser.ma La Gran Duchessa di Toscana secondo l’ordine hautone dell’ultimo del mese di 7bre 1600,  ibid., fol. 39-41.
[24
C. Chevalier, Archives royales de Chenonceau. Debtes et créanciers de la royne mère, Catherine de Médicis, 1589-1606, Paris, J. Téchener, 1862, p. 17.
[25] Voir H. Sauval,
Histoire et recherches des antiquit és de la ville de Paris, Paris, 1724, II, p. 211. La colonne astrologique est le seul vestige de l’hôtel de la Reine, toujours visible malgré ses dégradations et son incorporation au massif circulaire de la Halle au Blé, puis de la Bourse de commerce. Le palais des Tuileries n’était pas encore achevé, Catherine ayant fait suspendre les travaux. Elle ne voulut jamais s’y installer, faisant venir les meubles nécessaires lorsqu’elle s’y rendait.
[26] Par l’édit de Blois du 27 avril 1589.
[27] Bibliothèque nationale de France, mss lat. 14.359, fol. 418-494.
[28] Cf. Florence, Archivio di Stato, Mediceo del Principato, 6354a.
[29] Bibliothèque nationale de France, mss lat. 14.359, fol. 419 v°.
[30] Ibid., f ol. 430 r°.
[31] Ibid., fol. 420 r°.
[32] Ibid., fol. 456 v°, 457 r°.
[33
Ibid., fol. 420 r°.
[34] Aujourd’hui la salle des miniatures. Pour les portraits peints de la grande-duchesse de Toscane, cf.
Pittura francese nelle collezioni pubbliche fiorentine, cat. exp. Palazzo Pitti, Florence, 1977.
[35
Florence, Biblioteca degli Uffizi, ms. 71, 1634 : Inventaire de la Sala di Madama.
[36] J. Fleming, « The Hugfords at Florence »,
The Connoisseur, CXXXVI, 1955, October, p. 106-110, November, p. 197-206 ; F. Borroni Salvadori, « Ignazio Enrico Hugford collectionneur de portraits », Gazette des Beaux-Arts, VIe période, t. CII, novembre 1983, p. 165-168.
[37] M. Chiarini, « A. D. Gabbiani e i Medici », in
Kunst der Barock in der Toscana, Munich, 1976, p. 333-335, 339, 341-343.
[38] F. Borroni Salvadori, « Esposizioni d’arte a Firenze dal 1674 al 1767 », Mitteilungen des Kunsthistorischen Instituts in Florenz, XVIII, 1974, p. 151.
[39] Cf. Parker,
The drawings of Hans Holbein in the collection of His Magesty the King at Windsor Castle, Oxford, The Phaidon press, 1945, p. 12.
[40] Borroni Salvadori, 1974, p. 39-43.
[41] N. Turner, « John Bouverie as a collector of drawings »,
Burlington Magazine, v. CXXXVI, n° 1091, February, 1994, p. 95.
[42]  British Museum, Department of Prints and Drawings, inv. 1910-2-12-84-52.
[43] Florence, Archivio storico delle Gallerie Fiorentine, Soprintendenza per i Beni artistici e storici delle province di Firence, Pistoia e Prato, Filza XII, fasc. 30, n° 12-14. Note de Bencivenni Pelli, directeur de la galerie : « In qsti disegni di Holbein vi si vede La diligenza e la finitezza del suo tocco » (ibid., n° 18).
[44] Gabinetto Disegni e Stampe, inv. 14887 F-14931 F.
[45]  Biblioteca Marucelliana, A70 ;
I disegni dei secoli XV e XVI della Biblioteca Marucelliana di Firenze, 1990, n° 403.
[46] Inv. 1908-7-14-46. Il porte au verso la signature de Godolfin : « F. Godolphin, may 4, 1738 ».
[47]  Inv. 1910-2-12-53 – 1910-2-12-84.
[48] Inv. 1895-9-15-894.
[49] Achetés probablement par Hodkins, puis par Wickert. Quatre passent ensuite entre les mains de George Jay Gould. Ses héritiers, M. et Mme Philip Hofer, en firent don au Department of Graphic Arts de la Harvard Library en 1946 (A. Mongan, « New Clouets Come to light in Cambridge »,
Art News, XLV, March 1946, p. 17-25 ; XLV, July 1946, p. 58 ; A. Mongan, « A group of Newly Discovered Sixteenth-century French Portraits Drawings », Harvard Library Bulletin, 1, spring, 1947, p. 155-175, 2, autumn , 1947, p. 397-398 ; De Clouet à Matisse. Dessins français des collections américaines, cat. exp. Rotterdam, Museum Boijmans van Beuningen, Paris, Musée de l’Orangerie, New York, Museum of Modern Art, 1958-1959, n° 2-5 ; R. Shoolman, C. Slatkin, Six Centuries of French Master Drawings in America, New York, Oxford University Press, 1950, p. 12-14.
[50] Vienne, Graphische Sammlung Albertina, inv. 11.179 - 11.184.
[51] Boîte 1 n° 13, boîte 4 n° 8, boîte 5 n° 5, boîte 9 n° 5, boîte 10 n° 10, boîte 12 n° 1 et 2, boîte 19 n° 9.
[52] Acheté en mars 1825. Jacques-Joseph Lécurieux, né en 1801, peintre de portraits rétrospectifs. Le recueil contenait cinquante-huit feuilles au moment de l’achat selon l’inventaire de 1825 ; il n’en reste que cinquante-six.
[53] Cat. 18. Recueil Sainte-Geneviève, transféré en 1861 de la Bibliothèque Sainte-Geneviève.
[54] Ce dessin passa chez le marquis de Biron, puis dans les collections d’Alphonse Kann, et fut finalement acquis par Paul. J. Sachs, conservateur du Fogg Museum of Art. Cf. A. Mongan et P. Sachs,
Drawings in the Fogg Museum of Art, a critical catalogue, 2 vol., Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1940, I, n° 569, p. 300-301.
[55] Collection du baron Kobentzl, achetée en 1768 par Catherine II. Saint-Pétersbourg, musée de l’Ermitage, inv. 2892 et 2893.
[56] Berlin, Kupferstichkabinett, KdZ 1456-1459.
[57] Rotterdam, Museum Boijmans van Beuningen, F.I. 273, F.I. 274 et un portrait de François duc de Guise (Livre de portraits français, f° 3 v°).
[58] Cat. 75.
[59] Collection de Léon Bonnat, Bayonne, musée Bonnat, NI 2.
[60] New York, Metropolitan Museum of Art, inv. 23.280.4 et 1972.118.201.
[61] François II (collection Jean A. Bonna, Vésenaz, Suisse) ; Charles de Bourbon prince de La Roche-sur-Yon (Kristensen Fine Art Holding Ltd) ; Henri II et Francesco Giustiniani (ancienne collection comte de Sandwich, vente Sotheby’s, 11 décembre 1980, lots 17-19) ; Marie Stuart (vente Sotheby's, Londres, le 15 juin 1983, lot. 11) ; un inconnu (Sotheby's, le 30 Avril 1995, lot. 133) ; Françoise de Brézé (ancienne collection Wildenstein) ; Jeanne Clausse dame de Lésigny (ancienne collection Henry Oppenheim, 1908) ; Charles IX roi de France (ancienne collection Raevsky, 1904) ; François Robertet, seigneur de Brou (dessin connu d’après une photographie possédée par Robert Witt et publiée par Moreau-Nélaton, 1924, II, p. 151).
[62] Henry Howard visita le continent en 1714-1715 et en 1738-1739. Il est probable, qu’il ait acheté ces dessins via in intermédiaire. Grand amateur d’art italien, il acquit de nombreux œuvres d’art, dont des peintures de Pannini, Zuccarelli, Canaletto. Il s’intéressa également beaucoup aux dessins et aux gemmes.
[63] Frederick Howard devint comte de Carlisle à dix ans. Il effectua le Grand Tour accompagné de son ami, Charles James Fox. Il fut trésorier de la Maison Royale, conseiller, Lieurtenant de Yorkshire et d’Irlande. En 1798, il acheta les peintures italiennes de la collection Orléans. Dans sa collection, il y avait des Titian, des Veronese, des Raphaël, des Tintoret, Gentileschi, Domenichino, Bellini, Carracci, Bassano. En 1805 il publia un catalogue de la collection de Castle Howard incluant 111 peintures, dont les notes furent rédigés ou supervisés par lui-même. Lors de la quatrième édition du catalogue, le nombre de tableaux s’élève à 274.
[64] Gower, 1875, II, pl. 278 ; Dimier, 1924, I, pl. 20.
[65] Cat 68 et 78. Le troisième crayon légué par Moreau-Nélaton au musée Condé ne provient pas de la collection de Catherine de Médicis (PD 370).